Heïdi Sevestre : “Les Montagnes rendent l’invisible visible” 

Secrétaire adjointe de l’AMAP (Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique) et membre du Club des Explorateurs, Heïdi Sevestre est une glaciologue française reconnue. Scientifique de nature, elle accorde une importance capitale à la vulgarisation et à la sensibilisation aux enjeux climatiques. Convaincue de la nécessité d’une prise de conscience collective pour une action partagée, elle croit fermement aux formes de tourisme scientifique et aux actions pédagogiques qui les accompagnent.  

 

Montagne Durable : Heïdi, on a cru comprendre que Chamonix avait une place spéciale dans la naissance de votre passion pour les glaciers ?  

Heïdi Sevestre : Je suis Haute Savoyarde donc pas très loin de chez vous (Chamonix, ndlr). J’ai fait cette fameuse randonnée de Chamonix à Zermatt quand j’avais 16 ans et c’est là que j’ai rencontré un guide de haute montagne qui m’a dit “on paye des gens pour étudier les glaciers, pourquoi est-ce que tu deviendrais pas glaciologue?”. Chamonix c’est vraiment déterminant dans ma vie (rires). 

M.D. : En tant que native d’Annecy, vous avez grandie entourée de montagnes. Quel est votre rapport personnel à celle-ci, la Montagne avec un grand M ? 

H.S. : La Montagne c’est un peu toute ma vie, c’est dur à décrire en quelques mots. Cet environnement m’a toujours hypnotisée et émerveillée. J’aime énormément cette sensation de se sentir toute petite face à elle. La Montagne nous remet vite à notre place et je pense qu’on en a tous bien besoin en ce moment (rires). Sentir toute sa force nous fait du bien. En tant que scientifique, on sait que les Montagnes sont capables d’être parmi les meilleurs baromètres du climat. Les Alpes se réchauffent deux fois plus vite que la moyenne planétaire donc c’est sûr qu’elles ont beaucoup de choses à nous raconter à ce niveau là. 

M.D. : On commence à voir ces changements, notamment avec une saison hivernale qui se raccourcit… Depuis votre enfance, vous l’avez vue se transformer, cette Montagne ?  

H.S. : Il n’y a aucun doute là-dessus. A Chamonix, le meilleur exemple c’est de regarder le glacier des Bossons dès qu’on arrive dans la Vallée et, si on a un petit peu plus de temps, d’aller voir ce que la Mer de Glace a à nous raconter. Cette année, j’y ai amené une classe d’élèves de la Rochelle et, pour qu’ils se rendent compte du recul du glacier, je leur ai demandé de compter les marches entre le panneau 2015, que j’ai moi-même installé avec Luc Moreau, le glaciologue de la Vallée de Chamonix, et la grotte (tous les 5 ans, le niveau du glacier est marqué par la pose d’un panneau, ndlr). Résultat, 220 marches. Cet endroit, symboliquement, est extrêmement fort. Ce que j’aime dans tout ça c’est que tu n’as pas besoin d’avoir fait un doctorat en glaciologie pour comprendre qu’il est en train de se passer quelque chose. Ces Montagnes rendent l’invisible visible, elles nous permettent de nous rendre compte que le climat est en train de changer. Bien sûr, la construction de nouvelles infrastructures pose des questions. Mais je suis convaincue de l’utilité d’avoir un électrochoc comme ça, que les gens puissent aller sur place et se rendre compte de ce qu’il se passe au niveau d’un glacier. Il n’y a pas une personne qui est insensible une fois qu’elle a vu la Mer de Glace, qu’elle est allée au Glaciorium, qu’elle a monté les marches. Pour moi, ce site est d’une importance majeure et globale. 

« Cet endroit (la Mer de Glace, ndlr) est extrêmement fort d’un point de vue symbolique. Tu n’as pas besoin d’avoir fait un doctorat en glaciologie pour comprendre qu’il est en train de se passer quelque chose. »

M.D. : D’ailleurs, lors des Universités du tourisme durable à Aix-les-Bains, en septembre dernier, vous avez déclaré : « le tourisme fait partie de la solution parce que c’est une plateforme d’éducation et de sensibilisation »… C’est l’une des clés de la transition, le tourisme pédagogique et scientifique ?   

H.S. : Le tourisme est très souvent pointé du doigt pour son empreinte carbone. On sait que c’est surtout la mobilité liée au tourisme qui atomise l’empreinte carbone de ce secteur. Mais vous voyez, je passe une bonne partie de l’année dans l’Arctique, dans un petit archipel qui s’appelle le Svalbard, et cette année au Svalbard 80 000 touristes vont se rendre sur l’archipel. Si on n’est pas capable d’expliquer à ses visiteurs ce qui est en train de se passer, je pense qu’on rate complètement le coche. Que ce soit dans la Mer de Glace ou en Arctique, il faut que les scientifiques puissent accompagner les guides et les visiteurs, qu’ils aient un électrochoc mais qu’ils comprennent aussi comment, dans leur vie de tous les jours, ils peuvent agir. Qu’ils soient des citoyens lambdas, qu’ils travaillent pour des entreprises, qu’ils soient des élus, si on s’y met tous ensemble on peut y arriver. Certes, le tourisme a des efforts à faire pour réduire son empreinte carbone, comme tous les autres secteurs, mais il fait pleinement partie de la solution. C’est là que je pense que les scientifiques ont une grande responsabilité. Dans la Vallée de Chamonix, il y a de superbes institutions comme le CREA qui non seulement font des sciences participatives mais organisent également des événements toute l’année pour aider les guides et visiteurs à mieux comprendre ce qu’il se passe dans les montagnes. C’est un travail d’équipe tout ça.  

M.D. : Cette idée de Glaciorium au niveau de la Vallée blanche, ça vous parait donc une bonne idée dans cette perspective de tourisme scientifique ?  

H.S. : Je suis convaincue de l’importance du Glaciorium, ça c’est sûr. Alors évidemment, faire venir des personnes du monde entier en avion pour voir la Mer de Glace n’aurait pas de sens, mais faire en sorte que les personnes qui viennent sur place soient tellement sensibilisées et informées qu’elles aient envie d’agir quand elles rentrent chez elles, c’est l’objectif. Les glaciologues de la Vallée de Chamonix et de Grenoble font un travail super avec ça. Ma vision de tout ça, ce n’est pas seulement d’expliquer la science mais c’est aussi de faire de l’empowerment parce que savoir, vouloir et pouvoir sont trois choses différentes et qu’il faut réussir à connecter ces trois éléments. Le but est que les visiteurs reviennent de la Mer des Glaces boostés à mort pour qu’on évite de les perdre ces glaciers.  

M.D. : D’ailleurs, sur le plateau de “Quelle époque”, vous dites “Si Tom Cruise passe au pôle Nord, je dois à tout prix le faire tomber amoureux des glaciers”. À Aix-les-Bains, vous avez conclu votre intervention sur cette citation de Baba Dioum : « On protège ce que l’on aime. On aime ce qu’on comprend. On comprend ce qui nous a été enseigné »… L’éducation et l’émotion, c’est la bonne voie pour vous ?  

H.S. : Les rapports du GIEC sont indiscutablement importants mais il faut aussi qu’on ose communiquer autrement. On se rend de plus en plus compte que ce ne sont pas les statistiques qui vont convaincre les gens d’agir. Si je dis à mes parents “le Groënland perd 270 milliards de tonnes de glace par an”, je ne suis pas convaincue que ce soit le chiffre qui va les faire réagir (rires), c’est vraiment par l’émotion. Nous, dans nos montagnes, on est tous ultra attaché à ces paysages-là. On aime voir ces montagnes couvertes de neige, ces glaciers, ces saisons changer. On aime profiter de ces territoires, on aime y vivre et on espère léguer ces écosystèmes à peu près dans le même état voir, si on peut, dans un état meilleur qu’à notre époque. Il faut vraiment capitaliser là-dessus, utiliser les émotions car, si on revient à la base, on a à peu près tous les mêmes valeurs. On a tous envie d’habiter dans un espace saint, d’être en bonne santé. On a envie d’être les good guys, personne ne veut être les bad guys. Personne ne se réveille le matin en se disant “je vais atomiser la planète un petit plus aujourd’hui”. Il faut vraiment jouer là-dessus : quelle est ta raison de te battre ? Est-ce que c’est pour les générations futures ? Est-ce que c’est parce que tu aimes la montagne, parce que tu aimes voyager ? Donc c’est vrai que quand j’ai croisé Tom Cruise au Svalbard, je ne suis pas allée le voir en lui rentrant dedans par rapport aux changements climatiques, ça n’aurait pas du tout marché je pense. Je voulais à tout prix qu’il tombe d’abord amoureux de ce paysage-là, du glacier qu’on était en train de visiter. On a passé la première heure à juste toucher la glace, à utiliser tous nos sens pour qu’il s’émerveille de ces trucs-là. Et ensuite, petit à petit, j’ai commencé à lui distiller les informations. Mais si on n’a pas cette base, ce sensible, on est imperméable à ces sujets. Il ne faut pas hésiter à communiquer autrement tout en gardant une base scientifique complètement factuelle mais nous, les scientifiques, on a également un petit cœur qui bat et il ne faut pas hésiter à utiliser nos émotions.  

« Quand j’ai croisé Tom Cruise au Svalbard, je ne suis pas allée le voir en lui rentrant dedans par rapport aux changements climatiques, ça n’aurait pas du tout marché. Je voulais d’abord qu’il tombe amoureux de ce paysage-là. On a passé la première heure sur le glacier, à toucher la glace, à utiliser tous nos sens pour qu’il s’émerveille de ces trucs-là. Et ensuite, petit à petit, j’ai commencé à lui distiller les informations.  »

M.D. : Au-delà de la communication et de la sensibilisation, si vous deviez dire aux politiques, au monde économique et aux habitants comment vivre dans une Montagne durable, quelles solutions mettriez-vous en avant ?  

H.S. : Ce que vous évoquez c’est le fameux triangle de l’inaction où tout le monde se pointe du doigt. Les élus disent qu’ils n’arriveront pas à bouger si les citoyens ne bougent pas, les citoyens disent qu’ils n’arriveront pas à bouger si les entreprises continuent à artificialiser et les entreprises disent qu’elles ne peuvent pas rester compétitives s’il n’y a pas de réglementation et de régulation très strictes en place. Il n’y a pas besoin de 10 000 solutions, je pense que la première c’est qu’il faut vraiment qu’on travaille tous ensemble. Pour travailler ensemble, mon combat aujourd’hui c’est l’éducation aux changements climatiques. Je suis convaincue que quand on ne sait pas, on ne change pas. Que ce soit les élus, les entreprises, les citoyens, il faut que tout le monde ait une base de connaissances fortes sur ces sujets. Ça permet de lutter contre les fake news, d’empêcher la maladaptation. La deuxième chose, il n’y a pas de secret, c’est qu’il faut taffer (rires) ! Il faut que tout le monde participe à ces discussions. Il y a des endroits où ils y arrivent en France, mais c’est là où tout le monde a été formé et où tout le monde participe pour chaque prise de décision. Tout le monde est gagnant parce que les citoyens vont comprendre que c’est difficile de prendre des décisions quand on est élu face à la perte de biodiversité, au changement climatique, à une crise économique. Les entreprises vont comprendre à quel point elles ont des leviers d’action pour faciliter la mise en place de ces solutions. Il faut réussir à organiser suffisamment d’événements pour que tout le monde réussisse à participer, à porter sa voix sur la vision de la Montagne. Cette vision de la Montagne doit être commune. Même les réfractaires, il faut aller les chercher par la peau des fesses (rires). Ce qui est vraiment crucial c’est qu’on va avoir besoin de tout le monde. Une de mes meilleures potes dit souvent qu’on fait tous partie du problème mais qu’on veut tous faire partie de la solution. Pour les personnes qui trainent un peu des pieds, il faut leur dire qu’on a besoin d’eux, de leurs compétences, de leurs expériences.  

« Ce que vous évoquez c’est le fameux triangle de l’inaction où tout le monde se pointe du doigt. Les élus disent qu’ils n’arriveront pas à bouger si les citoyens ne bougent pas, les citoyens disent qu’ils n’arriveront pas à bouger si les entreprises continuent à artificialiser et les entreprises disent qu’elles ne peuvent pas rester compétitives s’il n’y a pas de réglementation et de régulation très strictes en place.  »

M.D. : Justement, quand on est une station qui vit à 90% du ski et qu’on voit le changement climatique, ça fait peur. Comment on dépasse cette peur ?  

H.S. : C’est terrifiant, j’en conviens tout à fait. Et je comprends parfaitement qu’on cherche des solutions parfois à la hâte, comme les retenues collinaires, même si c’est de la maladaptation et que ça crée d’autres conséquences négatives sur l’environnement. Le meilleur moyen c’est de s’éduquer, de se renseigner et de s’armer des meilleures connaissances possibles, de continuer à chercher, à creuser, à remettre en cause nos informations. C’est là que je pense que les scientifiques ont un rôle crucial à jouer pour accompagner les élus et les entreprises. Ensuite, c’est l’action et la vision à moyen et long termes.  

M.D. : Plus personnellement, elle ressemble à quoi pour vous la Montagne de demain, la Montagne durable ?  

H.S. : J’espère qu’il y aura encore des glaciers (rires) dans nos montagnes parce qu’on est vraiment sur une trajectoire où on peut tout à fait perdre la moitié de nos glaciers dans les Alpes. Une montagne durable c’est une montagne qui respecte ses écosystèmes qui sont nos meilleurs alliés face au réchauffement climatique. Une montagne durable c’est une montagne construite par les acteurs du territoire. D’ailleurs, le gouvernement est en train de mettre en place quelque chose dans cette lignée, redonner le pouvoir aux acteurs du territoire qui en sont les meilleurs experts. C’est une montagne qui aurait été construite par tous et dans l’intérêt de tous, en respectant les biens communs (les glaciers, les zones humides, les champs de neige…). On n’y arrivera seulement si on arrive à engager tous les acteurs du territoire, on a besoin d’entendre les voix de tout le monde et de construire ça ensemble. Pour moi, il n’y a pas une seule réponse qui marchera partout. 

M.D. : Vous avez un message d’espoir à porter, il faut qu’on construise ensemble. Il y a un espoir que la Montagne devienne durable ou c’est foutu ?  

H.S : Complètement ! J’ai la chance de pouvoir rendre visite à des élus et des citoyens qui sont vraiment mobilisés et on voit qu’il y a des endroits où ils y arrivent, où il y a une mobilisation qui se met en place. Ce sont plein de petites victoires qui se mettent en place, maintenant il faut qu’elles deviennent de grandes victoires c’est sûr. Il faut qu’on ose s’inspirer les uns des autres, qu’on se copie. On a vraiment besoin d’entreprises et de communes qui font la trace pour que le mimétisme de l’espèce humaine fonctionne. Quel plus beau symbole que Chamonix, le Massif du Mont-Blanc, pour montrer qu’on peut y arriver en écoutant les voix de tout le monde ? Il faut se projeter en 2040 ou 2050 et imaginer à quel point on serait fiers si on arrive à préserver notre merveilleuse nature. Pour ça, il faut de l’audace, du courage et des personnes qui font la trace.  

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Conférence : Glaciers, bonne année et bonne santé !